Montréal Contre-information
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Oct 262017
 

De Montreal-Antifasciste

Au cours des derniers jours, vous avez sûrement pris connaissance d’un projet de loi controversé proposé pour le Québec. Le projet de loi 62, qui a pour objectif de protéger la fameuse « neutralité religieuse » de l’État, est la continuation d’un débat politique de longue date sur la laïcité et les accommodements religieux au Québec – un débat visant particulièrement les femmes musulmanes.

Le 18 octobre 2017, le cauchemar devient réalité : le projet de loi, désormais la Loi 62 sur la neutralité religieuse, est adopté par l’Assemblée nationale suite à un vote de 66 contre 511. Ce rapport critique vise à brosser un portrait de cette loi et de ses implications, ainsi que de son historique et de sa place dans un contexte social plus large, notamment en relation au discours islamophobe véhiculé par les principaux partis politiques au Québec, ainsi que dans le contexte de la montée et de la normalisation de la rhétorique et des mobilisations de groupes d’extrême droite islamophobes et anti-immigrants en Amérique du Nord depuis le début de 2017. Nous croyons par ailleurs qu’il est essentiel d’aborder cet enjeu dans une perspective féministe – comme un exemple parmi tant d’autres des restrictions et des contrôles imposés aux femmes, particulièrement les femmes racisées et musulmanes, par l’État.

Obligations et implications de la Loi 62

Abordons d’abord les questions évidentes : que va-t-elle faire, exactement, cette fameuse loi? Quels impacts aura-t-elle sur nos vies? Devrait-on s’en inquiéter? Il est vrai qu’il nous arrive souvent d’aborder les effets de nouvelles lois et régulations sur un ton exagérément sensationnaliste ou catastrophiste. Malheureusement, cette fois-ci, ce n’est pas le cas – et oui, on devrait absolument s’inquiéter. Voici une liste non-exhaustive des contraintes particulièrement inquiétantes qu’introduit la Loi 62:

LOI 62 : OBLIGATIONS ET RESTRICTIONS SAILLANTES2
OBLIGATIONS
(nouvelles contraintes juridiques)
RESTRICTIONS
(nouvelles interdictions juridiques)
●       Avoir le visage découvert lorsqu’on donne ou reçoit un service public;●       Toutes municipalités, sociétés de transport, et communautés métropolitaines, ainsi que l’Assemblée nationale, doivent se conformer à cette loi. ●       Les voiles intégraux (niqab, burqa), cagoules, bandanas, ou tout autre vêtement recouvrant le visage seront interdits à bord des transports publics et dans les bibliothèques publiques;●       Interdiction de recevoir ou de donner des services à visage couvert dans un hôpital, à moins que ce soit nécessaire pour la sécurité ou le bon fonctionnement du service.

Modifiée depuis sa présentation initiale3, la loi précise maintenant que des « accommodements raisonnables » (ou situations d’exceptions), peuvent être envisagées sur demande si ces dernières respectent les conditions suivantes4:

  1. La demande doit être sérieuse.
  2. La demande doit respecter le droit à l’égalité entre hommes et femmes (du moins, la définition de l’État de ce concept).
  3. La demande doit respecter le principe de neutralité religieuse de l’État.
  4. L’accord de la demande ne poserait pas de « contraintes excessives » quant au respect des droits d’autrui, au fonctionnement du service public en question, aux coûts impliqués et/ou à la santé et la sécurité publiques.

Notons que certains partis d’opposition, dont la Coalition Avenir Québec (CAQ) et le Parti Québécois, ont lutté contre l’adoption de cette loi sous prétexte qu’elle ne va pas assez loin5. Ces deux partis soutiennent que les accommodements raisonnables devraient être complètement interdits6, et ce, même lorsque ces derniers sont demandés pour des raisons de nature religieuse. Si la loi a été contestée par les partis d’opposition et adoptée surtout en raison de la majorité Libérale, c’est principalement parce que certains partis la trouvent trop douce, et non parce qu’ils s’opposent à ses principes de base.

Il faut aussi préciser que la loi n’est pas encore en vigueur. Elle a beau avoir été adoptée par l’Assemblée, la nature du système politique canadien fait en sorte qu’une loi doit recevoir l’approbation finale du lieutenant-gouverneur (qui représente la monarchie britannique) avant de devenir officiellement loi. On dit attendre la décision finale du lieutenant-gouverneur sous peu7.

Contexte historique

Malgré qu’on en entende beaucoup parler récemment, le projet de loi 62 ne date pas d’hier. Il a été présenté initialement à l’Assemblée nationale en juin 2015 (il y a plus de deux ans) par Mme Stéphanie Vallée, Procureure Générale du Québec et ministre responsable de la Condition féminine8. Le projet de loi avait alors comme objectif énoncé de « favoriser la neutralité religieuse de l’État [québécois] ». Mme Vallée s’est prononcée en plus amples détails sur cet objectif au moment du dépôt du projet de loi9 :

«  Avec ce projet de loi, nous nous voulons rassembleurs, en consacrant une approche qui fait déjà consensus. Ainsi, nous souhaitons réaffirmer que les services offerts par l’État québécois ne doivent pas être influencés par les croyances religieuses de ses employés ni par celles des personnes à qui ces services sont rendus. De plus, nous proposons le recours à des balises claires et tirées des enseignements des tribunaux pour toute demande d’accommodement religieux dans les services publics.  »

Initialement, le projet de loi visait principalement à encadrer les demandes « d’accommodements raisonnables » de nature religieuse et imposait plusieurs restrictions et obligations à la population Québécoise, notamment10:

  • Les employé(e)s de services ou organismes publics devaient « faire preuve de neutralité religieuse » au travail;
  • Toute personne aurait l’obligation légale d’avoir le visage découvert lorsqu’elle donne ou reçoit un service public, sauf si ladite fonction professionnelle l’oblige à se couvrir le visage (par ex. un(e) médecin s’occupant d’un(e) patient(e) atteinte d’une condition contagieuse);
  • Un «accommodement raisonnable » pourrait être envisagé, mais seulement dans des circonstances très particulières.

On retrouve la majorité de ces propositions intactes dans la loi adoptée en date du 18 octobre. Les modifications majeures apportées par la ministre Vallée ont eu pour but principalement d’étendre la portée de la loi, qui s’appliquera maintenant autant aux municipalités et aux services de transport en commun qu’à l’Assemblée nationale, aux hôpitaux et à tout autre service public11. On a également pris la peine d’insister pour que la loi s’applique autant aux militant(e)s masqué(e)s12, par exemple, qu’aux symboles religieux. Hein!? Non seulement cette référence saugrenue aux manifestant(e)s masqué(e)s est-elle une tentative transparente de distancer le projet de loi de ses objectifs énoncés et de son contexte historique antimusulman suite aux critiques formulées à son endroit, elle est en outre parfaitement ridicule. Comment est-ce que cela est censé fonctionner? Les législateurs pensent-ils vraiment que les militant(e)s se rendent régulièrement au bureau de poste, à la clinique ou à la SAAQ masqué(e)s et accoutré(e) pour participer à une manif? On peut raisonnablement en doute. Ici, il est clair qu’on utilise la figure menaçante des militant(e)s masqué(s)s comme point rhétorique pour détourner la critique et faire croire que la loi n’est pas essentiellement sexiste et raciste.

En effet, il faut se rendre compte que la Loi 62 s’inscrit dans un contexte historique plus large – ce débat sur les « accommodements raisonnables »  et sur la neutralité religieuse fait rage depuis plus de dix ans au Québec. L’origine de ce prétendu « débat » – qui est en réalité une campagne prolongée d’incitation à la haine raciste – peut être retracée à la fin de l’an 2006, lorsque plusieurs demandes très différentes de personnes de confessions variées se sont vues amalgamées au sein d’un même récit public sur les demandes « non-raisonnables » formulées par des communautés racisées et de confession non chrétienne – des demandes, selon ce récit, trop souvent exaucées par une majorité québécoise par trop généreuse13. Plusieurs forces ont participé à la construction de ce discours problématique. L’empire médiatique Québécor, mené à l’époque par son président et directeur général Pierre-Karl Péladeau – le futur chef du Parti Québécois – s’est en quelque sorte spécialisé dans la recherche d’exemples courants de demandes d’accommodement pour les mettre en vedette à la une de ses journaux presque quotidiennement. Encouragé par cette mise en scène médiatique, Mario Dumont, le chef du parti Action démocratique du Québec, a déclaré que le Québec était une société européenne dont les valeurs sont inspirées de son patrimoine religieux. Il a ensuite accusé le Parti Libéral de se « prosterner » devant les communautés immigrantes et exigé que l’Assemblée nationale adopte mesures visant à renforcer et protéger « l’identité nationale » du Québec et ses précieuses valeurs « traditionnelles ».

Par la suite, le conseil municipal d’Hérouxville (une localité de moins de 1 500 habitants dans la région de la Mauricie) est intervenu de façon décisive en adoptant un ridicule « Code de conduite pour les immigrants », une règlementation raciste fondée sur des stéréotypes relatifs aux communautés religieuses et ethniques marginalisées, particulièrement les communautés musulmanes. Ce « code de conduite » suggérait notamment qu’il est nécessaire de préciser aux immigré(e)s de s’abstenir de pratiques misogynes telles que la mutilation génitale ou la lapidation des femmes. Entre autres, dans sa litanie de stipulations aussi absurdes que condescendantes, le code d’Hérouxville précise que « le seul temps où il est permis de se masquer ou se recouvrir le visage est durant l’Halloween; ceci s’agit d’une coutume religieuse traditionnelle ayant lieu en fin Octobre et célébrant le jour des saints. » Le code précisait aussi que : « le style de vie abandonné par [les immigrants] dans leur pays natal ne peut pas être transplanté avec eux ici. Ils vont devoir s’adapter à leur nouvelle identité sociale. »

Hérouxville à fait les manchettes autour du monde. Sous prétexte de critiquer un gouvernement libéral accusé d’être « mou » à l’égard des immigrant-e-s, les prophètes alarmistes avaient réussi à créer une ambiance de xénophobie raciste généralisée qui allait perdurer jusqu’à aujourd’hui. (Il est intéressant de noter que l’homme derrière la résolution d’Hérouxville, André Drouin, s’est plus tard impliqué dans un groupe d’extrême droite, RISE Canada, mené par Ron Banerjee, est s’est associé pour un temps au groupuscule néofasciste Fédération des Québécois de souche. Cette dernière, suite au décès de Drouin l’an dernier, en a fait l’eulogie en le qualifiant de « courageux combattant » dans son organe de propagande, Le Harfang14.)

Sous la gouverne de Jean Charest, les Libéraux ont tenté d’atténuer cette flambée de racisme en créant une commission itinérante, dirigée par les intellectuels Gérard Bouchard et Charles Taylor, dont l’objectif était de prendre connaissance des inquiétudes de la population et de formuler des recommandations pour gérer la « crise » des demandes d’accommodements raisonnables. La Commission Bouchard-Taylor est plutôt devenue une plateforme où les racistes de partout au Québec ont pu se plaindre des musulmans, des Juifs et des Sikhs (mais surtout des musulmans), tout en légitimant la fiction selon laquelle la population immigrante croissante constituait une sorte de crise à laquelle il fallait impérativement répondre.

Vers la fin de l’été 2007, le Parti québécois a déposé un projet de « Loi sur l’identité québécoise », lequel proposait de retirer le droit de vote dans certaines élections aux personnes qui échoueraient à un test de français et/ou refuseraient de porter allégeance à la nation québécoise. La députée libérale Christine Pelchat, qui présidait alors le Conseil du statut de la femme (un organisme gouvernemental) a demandé au gouvernement d’adopter une réglementation interdisant aux employé-e-s du secteur public des porter des « vêtements religieux », un appel endossé par les dirigeants de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ)  et du Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ), deux des plus importants syndicats de la province, dans leurs mémoires respectifs à la Commission Bouchard-Taylor, en décembre de la même année.

En effet, il est déplorable de constater qu’une très grande partie de la gauche institutionnelle au Québec n’a pas été capable, ou n’a pas voulu intervenir sérieusement contre la montée du racisme, alors que des segments importants, non seulement du mouvement syndical, mais aussi de Québec Solidaire et d’autres groupe qui se campent normalement « à gauche », se sont laissés entraîner dans le fantasme blanc d’une nation québécoise progressiste assiégée par des forces étrangères hostiles de droite, et ont conséquemment gardé le silence ou carrément appuyé les restrictions aux droits des minorités. C’est principalement à l’extérieur de la gauche institutionnelle, dans une coalition informelle constituée autour du collectif Personne n’est illégal sous la bannière du réseau « Rejetons l’intolérance au Québec », que l’opposition à cette vague raciste s’est organisée15. Bien qu’aucune nouvelle loi n’ait été adoptée suite à cette débâcle, le psychodrame des accommodements raisonnables de 2006-2007 a tout de même servi à mettre en place un certain cadre narratif où l’islamophobie, et en particulier l’obsession avec les choix vestimentaires des femmes musulmanes, est devenu une référence centrale. Même si l’attention médiatique s’est quelque peu atténuée, les mythes et peurs racistes au sujet des musulmans ont continué à progresser, tout juste sous la surface, dans la société québécoise. Surtout, il faut le dire, dans les régions où il y a le moins de résidents musulmans.

Faisons un saut en 2013, quelques mois seulement après que le parti Libéral ait perdu le pouvoir dans la foulée de la plus importante grève étudiante de l’histoire du Québec. L’année 2012 avait été marquée par une progression considérable de la gauche radicale, doublée d’un possible recul important du programme néolibéral au Québec, lorsque des centaines de milliers de personnes étaient descendues dans la rue et que des dizaines de milliers s’étaient battues avec la police sur une base régulière, en défiance de la loi et au risque d’être arrêtées, dans le cadre d’une grève générale contre la hausse des frais d’adhésion à l’université, laquelle était cadrée par une partie du leadership étudiant en termes de lutte des classes et d’anticapitalisme.

Après la défaite des Libéraux, le Parti québécois a pris le pouvoir sous la gouverne de Pauline Marois. Sans perdre de temps, la formation séparatiste a dépoussiéré les thèmes et préoccupations de la crise de 2006-2007 et les a ré-instrumentalisés sous la forme d’une « Charte des valeurs ». Celle-ci proposait d’interdire à tou-t-e-s les employé-e-s du secteur public de porter des « symboles religieux ostentatoires » au travail. Le turban, la kippa et, en particulier, le hijab, la burka et le niqab seraient désormais interdits.

Le « débat entourant la Charte » en 2013-2014 a redonné de l’élan aux forces racistes qui s’étaient défoulées en 2006-2007. Les sympathisant-e-s de la Charte ont organisé des manifestations de dizaines de milliers de personnes où s’illustraient une multitude de thèmes laïcards, féministes, islamophobes et anti-immigration. Bien que Québec Solidaire s’y soit opposé dans sa forme initiale, le parti a tout de même insisté pour indiquer qu’il était lui aussi en faveur d’une modification de la Charte. Des pans importants du mouvement féministe québécois (historiquement le plus fort au Canada) se sont ralliés au projet de Charte des valeurs, alors que des théories du complot se sont mises à circuler voulant que la Fédération des femmes du Québec (qui s’opposait à la Charte) soit financée par l’Arabie saoudite ou l’Iran pour faire avancer la cause « islamiste ». (Pendant ce temps, moins de deux ans après la grève de 2012, très peu d’attention était portée au fait que le PQ faisait à son tour passer une série de mesures d’austérité16)

Le PQ ayant perdu les élections aux mains des Libéraux en avril 2014, la Charte des valeurs est restée lettre morte, mais ce projet législatif avait déclenché une mécanique qui allait s’avérer difficile à arrêter. Les années suivantes ont vu une augmentation régulière de l’organisation islamophobe en ligne, avec la formation de groupes comme PEGIDA Québec, les Insoumis, La Meute et les Soldats d’Odin, dont la plupart donnent l’opposition à « l’Islam radical » comme seule raison d’être. La croissance de telles organisations « venant d’en bas », et la nature de leurs obsessions racistes, sont la conséquence inévitable des campagnes alarmistes et des manœuvres « venant d’en haut », qu’une part importante des médias de masse et de l’establishment politique s’est rendue responsable depuis de nombreuses années.

L’impact dépasse toutefois la croissance de groupes d’extrême droite. Chacune des mobilisations entourant ces lois racistes a inévitablement été accompagnée d’une recrudescence du harcèlement envers les femmes musulmanes voilées. Ces femmes subissent des insultes, des menaces et des attaques verbales et physiques. Elles se font cracher dessus, gifler et, dans de nombreux cas, on tente même d’arracher de force leurs voiles. Pour prendre un exemple récent particulièrement horrible, suite au passage de la Loi 62, un homme blanc de Trois-Rivières s’est senti encouragé à déclarer sur Internet qu’il venait de s’exposer et d’uriner dans la direction de deux femmes musulmanes, précisant qu’il était prêt à les battre ainsi que toute personne qui s’interposerait17. En même temps, des groupes militants ont commencé à recevoir des rapports d’incidents où des femmes musulmanes auraient été harcelées durant des voyages en transport en commun. En décembre 2014, un sondage informel mené auprès de femmes musulmanes au Québec a révélé que 300 répondantes sur 338 avaient subi des agressions verbales durant la période de « débat » entourant la Charte des valeurs. Des travailleuses en garderie musulmanes du quartier Saint-Henri de Montréal ont dit avoir reçu des menaces de mort et de viol lorsqu’une photo où elles portaient le niqab est devenue virale sur Facebook. Des boucheries halal et des mosquées ont été vandalisées. Le lendemain de la défaite du PQ aux élections en 2014, quelqu’un a lance une hache – sur laquelle on avait inscrit « Fuck les Libéraux » et « Nous exterminerons les Musulmans » – par la fenêtre du Centre communautaire islamique Assahaba de Montréal. Plus tard le même jour, quelqu’un en bicyclette a défoncé à coup de batte de baseball les fenêtres de trois voitures stationnées devant une autre mosquée de Montréal, alors que leurs propriétaires faisaient leurs prières du soir. Cette violence antimusulmane a atteint son apogée le 29 janvier 2017, lorsqu’un homme a massacré de sang froid six hommes musulmans et blessé grièvement 19 autres individus au Centre culturel Islamique de Sainte-Foy. Il est d’autant plus abject de constater que cet attentat a ensuite servi d’encouragement aux groupes d’extrême droite islamophobes comme La Meute qui, dès le mois de  mars, ont commencé à prendre la rue en plus grand nombre que jamais.

Bien qu’il soit possible que la Loi 62 soit invalidée par les tribunaux, comme l’aurait sans doute été la défunte Charte des valeurs, l’objectif réel de ces manœuvres est de faire passer un message sur qui a sa place au Québec et qui ne l’a pas, sur quelles cultures sont jugées légitimes et lesquelles sont jugées « étrangères ». Dans le contexte actuel, où beaucoup de Québécois et Québécoises se sentent menacé-e-s, non seulement par le néolibéralisme, mais aussi par les transformations démographiques qui se produisent, ces lois cherchent à mettre en place une certaine hiérarchie au Québec, à déterminer qui sera « maître chez-nous » et qui, au contraire, sera « maîtrisé-e ». L’objectif n’est pas nécessairement de constituer une société blanche homogène, ou une société où nous partageons toutes et tous une seule et unique religion, mais plutôt une société où toute personne qui n’est pas un Québécois blanc « de souche » doit, d’une manière ou d’une autre, craindre pour sa sécurité, se sentir à risque et sentir qu’elle est une cible potentielle. La conséquence de cet ordre social imposé (c’est du moins ce qu’espèrent les racistes et les misogynes) est que ces personnes devront vivre dans la soumission et rester « à leur place ».

L’opposition à la Loi 62 : un enjeu fondamentalement féministe, antiraciste et antifasciste

On constate que le texte de la Loi 62 reflète clairement la Charte des valeurs dans ses objectifs comme dans ses impositions – à la différence que cette loi vient d’être adoptée et a une portée beaucoup plus grande. Cette loi est problématique et inquiétante pour de nombreuses raisons. Entre autres, justement, elle ne respecte pas elle-même l’égalité entre hommes et femmes! Ayant comme cible principale la femme musulmane voilée, elle impose notamment des restrictions, des obligations et des contrôles qui s’appliqueront majoritairement et de façon disproportionnée à des femmes. De façon plus générale, il s’agit d’un exemple parmi tant d’autres d’un gouvernement (composé très majoritairement d’hommes blancs, en plus) qui impose à des femmes, majoritairement racisées, des règles et des restrictions par rapport à leur tenue personnelle. Encore une fois, ils ont beau dire que cette loi « s’applique à tout le monde », la réalité est que c’est une loi conçue principalement pour obliger juridiquement un respect de la « neutralité religieuse » de l’État. Il est donc clair que les cibles principales seront des personnes qui se recouvrent le visage pour des raisons religieuses. Peu importe le texte spécifique ou « l’élargissement de la portée » de la loi, en pratique, cette loi vise et désavantage, spécifiquement et explicitement, d’abord et avant tout, les femmes musulmanes voilées.

Cela mène au prochain point. Le concept libéral de la « neutralité de l’État » ne présuppose-t-il pas qu’on ne doit pas imposer nos croyances à autrui? Sans entrer dans tous les enjeux philosophiques et éthiques du principe comme tel, n’est-il pas évident que cette loi enfreint fondamentalement la logique de son propre principe? On peut en conclure que le gouvernement cesse de se préoccuper de son principe de « neutralité » lorsqu’il devient question d’imposer les croyances et les valeurs d’une société québécoise normalisée à des femmes musulmanes et/ou racisées. C’est hypocrite, et la manœuvre est transparente.

Vu dans une optique antifasciste, cette loi a des implications fort dangereuses, surtout étant donné le climat politique que l’on connaît, et encore plus depuis l’élection de Donald Trump à la Présidence américaine et la tuerie dans la mosquée de Sainte-Foy en janvier 2017. En effet, depuis le début de 2017, nous constatons une augmentation marquée et alarmante des mobilisations de plusieurs groupes d’extrême droite Québécois – notamment La Meute, Storm Alliance et les Soldats d’Odin – des groupes islamophobes, racistes et anti-immigration qui seront évidemment encouragés et validés par l’adoption de la Loi 62. L’adoption de cette loi s’inscrit dans un contexte de normalisation de la rhétorique et du discours de ces groupes, au Québec comme ailleurs, particulièrement suite à la campagne électorale et l’élection de Trump. Au Québec, cette normalisation et la montée de l’extrême droite en général se manifestent d’une façon particulière – et spécifiquement antimusulmane – étant donné l’omniprésence d’un discours politique islamophobe, raciste et sexiste, non seulement au sein des groupes d’extrême droite, mais également, et peut-être de façon plus inquiétante encore, dans nos espaces politiques institutionnels ainsi que dans les médias de masse. On voit clairement les conséquences concrètes de la prolifération de ce discours et de la normalisation d’une rhétorique de plus en plus extrême lorsqu’on constate la montée récente des crimes haineux commis envers les musulmans, lorsqu’on se souvient de la violence spectaculaire et meurtrière commise à la mosquée de Sainte-Foy en janvier, et lorsqu’on refuse de qualifier Alexandre Bissonnette de terroriste alors que s’il avait été musulman, on lui aurait imposé cette étiquette sans hésiter.

La dangerosité de cette loi va beaucoup plus loin que ses propres impositions; elle représente une acceptation et un renforcement systémique d’idées haineuses et d’une islamophobie dont les conséquences deviennent de plus en plus graves. En tant que féministes, antiracistes et antifascistes, nous devons nous positionner fermement contre cette loi et la dénoncer à tout prix. Nous devons également démontrer – pas juste en mots, mais en actions – notre solidarité envers les femmes musulmanes pour qui cette loi deviendra bientôt une réalité quotidienne.

Références


 

[i] http://www.ledevoir.com/politique/quebec/510664/adoption-du-projet-de-loi-62http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-62-41-1.html

[ii] Idem. ; http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201710/18/01-5140396-le-projet-de-loi-62-adopte-fini-le-voile-integral-dans-les-autobus.php

[iii] http://www.ledevoir.com/politique/quebec/510664/adoption-du-projet-de-loi-62

[iv] Idem.

[v] Idem. ; http://www.ledevoir.com/politique/quebec/510664/adoption-du-projet-de-loi-62

[vi] http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201710/18/01-5140396-le-projet-de-loi-62-adopte-fini-le-voile-integral-dans-les-autobus.php ; https://coalitionavenirquebec.org/fr/presse/neutralite-religieuse-la-caq-abrogera-la-loi-62-et-fera-adopter-une-veritable-charte-de-la-laicite/

[vii] http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201710/18/01-5140396-le-projet-de-loi-62-adopte-fini-le-voile-integral-dans-les-autobus.php

[viii] http://www.fil-information.gouv.qc.ca/Pages/Article.aspx?idArticle=2306104597

[ix] Idem.

[x] Idem.

[xi] http://www.ledevoir.com/politique/quebec/510664/adoption-du-projet-de-loi-62 ;      http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-62-41-1.html

[xii] http://www.tvanouvelles.ca/2017/10/18/le-projet-de-loi-sur-la-neutralite-religieuse-adopte

[xiii] http://bit.ly/2xVVDLe

[xiv] Le Harfang Vol. 5, #5, juin/juillet 2017. Il est utile de citer intégralement Rémi Tremblay de la FQS, qui décrit assez justement l’impact que Drouin a eu : « Le génie du Code de vie d’Hérouxville ne fut pas d’interdire certaines pratiques liées à l’islam, comme la lapidation, mais bien de faire réaliser à l’ensemble de la province le genre de pratiques qui pourraient fort bien arriver avec ces nouveaux venus provenant de pays où ces pratiques barbares sont us et coutumes. Le but de Drouin ne fut pas l’interdiction dans ce petit village perdu de ces actes barbares, mais bien de réveiller le Québec. Ses détracteurs les moins hostiles parlèrent d’un geste maladroit alors qu’au contraire, ce fut du génie politique. Un petit conseiller municipal sans pouvoir ou influence parvint à faire des pratiques musulmanes le sujet de l’actualité durant des mois. Il ne s’agit pas de maladresse, mais de grand art! »

[xv] http://www.dominionpaper.ca/articles/1589 ; http://solidarityacrossborders.blogspot.ca/2007/02/no-one-is-illegal-montreal-statement-on.html

[xvi] See Partisan #49, « Austérité, racisme, islamophobie : bâtissons notre opposition de classe ! ». http://www.pcr-rcp.ca/fr/3589  « Hausses régressives de divers tarifs (frais de scolarité universitaires, services de garde, électricité) jumelées au maintien des importantes baisses d’impôt consenties aux entreprises par les gouvernements précédents ; coupes systématiques à l’aide sociale, dans la santé et le système d’éducation ; promotion d’un modèle de développement tous bénéfices pour les grandes sociétés minières et pétrolières, au détriment des droits territoriaux des nations autochtones et de l’environnement : la liste est longue et il n’est pas besoin d’en ajouter plus. »